Dans un petit port coloré où les bateaux dansaient au rythme des vagues, il y avait une embarcation qui ne ressemblait à aucune autre. C'était un vieux navire en bois, avec des voiles comme des ailes d'aigle et une proue sculptée qui souriait toujours, qu'il pleuve ou qu'il vente. Sur ce bateau vivaient des personnages aussi singuliers que leur demeure flottante, et parmi eux, un ogre aux pieds gigantesques. Tout le monde le connaissait sous le nom de Grogne-Pieds, pour deux raisons: d'abord, cet ogre aimait grommeler à la moindre contrariété, et ensuite, ses pieds énormes faisaient trembler le ponton à chacun de ses pas.
Un matin très tôt, Grogne-Pieds s'était levé avec une idée en tête: trouver la paire de chaussures qui ne le ferait plus trébucher sur les cordages ou glisser sur le pont mouillé. Ses chaussures actuelles étaient éculées et parsemées de rustines, tellement usées qu'elles semblaient sourire d'ironie à chaque fois qu'il les regardait.
— Par mille embruns salés, j'en ai assez de ces vieilles savates ! gronda-t-il en contemplant ses chaussures dépareillées.
Il décida donc de mettre le cap sur une île légendaire où, disait-on, un cordonnier fabriquait des souliers magiques capables de s'adapter parfaitement aux pieds les plus extraordinaires.
Les voiles du bateau furent déployées et Grogne-Pieds se mit à la barre, déterminé comme jamais. Il voguait depuis plusieurs jours lorsqu'un dense brouillard enveloppa le navire. Il ne pouvait même plus voir le bout de son grand nez !
Dans cette purée de pois, le bateau heurta quelque chose de doux, mais d'immense. Grogne-Pieds pensa d'abord à un banc de poisson géant ou à un monstre marin. Mais non, c'était un lama ! Un lama majestueux et paisible, qui naviguait à dos de radeau, au milieu de l'océan.
— Ô grand nuage des mers, qui es-tu donc ? demanda Grogne-Pieds, à la fois surpris et curieux.
— Je suis Laine-De-Lune, le lama des flots. Je voyage autour du monde pour tisser les rêves mariniers avec ma laine céleste, répondit l'animal d'une voix douce qui semblait apaiser les vagues.
Grogne-Pieds fut séduit par la prestance de Laine-De-Lune et l'invita à bord. Ensemble, il serait plus aisé de poursuivre la quête tout en partageant des histoires et des rêves.
— Que cherches-tu sur cette mer infinie, ô grande allure ? questionna le lama avec une douce curiosité.
— Je veux une paire de chaussures qui m'empêche de tomber et de glisser, s'exclama l'ogre, tes rêves pourraient-ils m'aider à les trouver ?
— Ah, les rêves sont des filaments délicats, ils ne font pas de chaussures. Mais je serai ton compagnon de voyage et j'observerai le monde avec toi. Ensemble, nous trouverons peut-être ton trésor.
Les jours passaient, et l'ogre et le lama partagèrent maintes confidences et éclats de rire. Ils apprirent l'un de l'autre: Grogne-Pieds prit la patience du lama tandis que Laine-De-Lune apprit à apprécier les plaisirs simples de l'ogre, comme un bon repas après une longue journée de navigation.
Une nuit, alors que Grogne-Pieds rêvassait sur le pont éclairé par la lune, il remarqua que ses chaussures semblaient briller d'une lueur inhabituelle. Il les toucha et sentit une chaleur l'envahir. Le lama, apercevant la scène, eut un large sourire.
— Mes contes et rêves auraient-ils finalement opéré leur magie ? murmura le lama, l’œil malicieux.
Sous le feu de la lune, les vieilles chaussures se transformèrent sous ses yeux. Elles devinrent solides, confortables et enchantées. Dès que Grogne-Pieds les chaussa, il sentit ses pas devenir légers et assurés.
— Par toutes les écailles de poisson, je ne glisse plus ! s'écria-t-il, aussi heureux que surpris.
Le lendemain, l'île du cordonnier apparut à l'horizon. Mais Grogne-Pieds n'avait plus besoin de s'y arrêter. Il avait trouvé plus précieux encore: l'amitié et la magie imprévue des rêves partagés avec un lama des mers.
Ainsi donc, Grogne-Pieds et Laine-De-Lune continuèrent leur aventure, sillonnant les océans et apportant histoires et rires aux escales qu'ils faisaient. Grogne-Pieds ne serait plus jamais renommé pour son grognement, mais pour ses pas de danse sur le pont de son bateau magique, et pour la merveilleuse amitié qui avait transformé sa vie.
